Culture

Jean Florès, le théâtre au corps

Depuis 25 ans, Jean Florès conduit le Théâtre de Grasse, riche d’une envie intacte de création et d’échanges, foisonnant de propositions ambitieuses mais jamais élitistes.

Je sais que je devrais bouger, que j’aurais dû bouger, mais pour quoi faire ? C’est très bien ce qui se passe ici.
Depuis 25 ans, Jean Florès aime son théâtre et plus encore son public. Sur le pont tous les soirs, il observe, tend l’oreille, scrute les réactions avec une curiosité gourmande comme pour saisir la moindre occasion de nouer le dialogue. Calcul commercial ? C’est mal le connaître. Sa relation au public est viscérale, son engagement – qu’il qualifie lui-même de corps à corps – est total. Je le sens d’ailleurs personnellement affecté lorsqu’il me confie avoir vu partir certains de ses habitués pour d’autres scènes (moins exigentes que la sienne, ndlr). 

Sa programmation, pourtant, ne dévie pas d’un pouce, vivant mélange des genres invitant le théâtre d’auteur et le vaudeville revisité, la danse contemporaine ou la musique du monde, comme une machine éclatante d’humanité, simplement mue par les deux valeurs qui caractérisent son pilote : sincérité et générosité. À la différence de ses pairs qui dirigent un centre dramatique national ou d’autres, comme lui, le théâtre d’une grande ville, Jean n’est pas artiste. Sa mission est celle d’un médiateur, d’un passeur au sens noble. Son plus grand bonheur apparent, porter à la connaissance du plus grand nombre, transmettre et partager l’émotion que font naître les grandes œuvres, quelle que soit leur forme, leur origine, leurs auteurs ou interprètes. Sans doute le directeur du Théâtre de Grasse puise-t-il sa vision dans sa formation d’enseignant. Sensibilisé aux méthodes de pédagogie active popularisées au tournant des années 60 et qui bénéficient d’un regain d’intérêt aujourd’hui, Jean Florès sait toute l’importance de l’expérimentation, sans laquelle il ne peut y avoir de vraie transmission.

Le Théâtre de Grasse se fabrique donc depuis un quart de siècle (pardon Jean !) comme l’expérience d’un monde ouvert sur l’art et la vie, le multi-culturalisme, la tolérance ou la quête de spiritualité. Là encore, son expérience personnelle influence sa weltanschauung et ses choix esthétiques. Issu d’une famille de marranes sefardi d’origine espagnole, Jean Florès quitte l’Algérie – la Méditerranée est à l’évidence tout comme nous autres son vrai pays – dans les valises de son père, prothésiste dentaire venu s’installer à Grasse. Une ville avec laquelle il entretient un rapport de fascination à ce jour inexpliqué. 25 ans après, je continue de faire tous les jours la navette entre Nice et Grasse. Cette ville est un mystère, comme si des forces occultes y étaient à l’œuvre. C’est Hervé de Fontmichel, ex-élu à la Culture de la Ville de Nice et jeune maire de Grasse, qui confia la direction du théâtre à Jean Florès.

Trois mandatures plus tard, toutes marquées à droite, Jean mesure la chance d’avoir toujours de bonnes relations avec son autorité de tutelle, me rappelant l’épisode de la Manif pour tous où, en militant LGBT actif, il eut avec Jean-Pierre Leleu, son maire d’alors, une passe d’armes vive mais respectueuse. Ce même maire qui permit à Jean Florès de réaliser à Grasse les Rencontres de musiques sacrées du monde, en écho au merveilleux Festival de musiques sacrées de Fès. S’il devait exprimer un regret, c’est probablement sur la disparition de ces Rencontres, faute de moyens, ou l’impossibilité de programmer toutes les compagnies qu’il aime – nous évoquons le Zerep ou les Chiens de Navarre. Qu’importe. Jean n’est pas dans la frustration mais dans l’action. Demain, je préside un conseil du Crédit Coopératif, la seule banque qui n’ait pas joué avec l’argent de ses clients lors de la crise des subprimes. Dont acte.

Initialement publié dans Marie Claire Méditerranée